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Déconfinement : j'y vais mais j'ai peur

Dernière mise à jour : 14 mai 2020

Ca y est, le temps du déconfinement est arrivé ! Nombre d’émissions de radio donnent la parole aux auditeurs pour exprimer leur ressenti à ce sujet. Du salarié faisant le pied de grue devant l’immeuble de son bureau à 8h tapante le 11 mai, au travailleur indépendant redoutant de retomber dans un rythme de travail infernal, en passant par la mère de famille inquiète pour l’avenir de ses enfants, le constat est édifiant : le spectre des manières d’appréhender cette période est très large. Mais… comment expliquer ces différentes façons d’aborder le déconfinement ? Tout simplement car nous n’avons pas vécu le confinement de façon identique (cf article j’aime le confinement c’est mal ?) et ne nourrissons pas les mêmes attentes dans le déconfinement. Invitons nous chez Sam et Jo pour illustrer ces propos.


La veille de leurs retours respectifs au travail, Jo et Sam sont dans leur cuisine : Sam la bouteille de bulles à la main pour fêter la liberté retrouvée, Jo maussade devant sa tisane à la camomille. Sam ne comprend pas le manque d’enthousiasme manifesté par Jo, l’interroge et obtient pour réponse : « tout compte fait, ça avait du bon ce confinement ; je n’ai pas vraiment envie de retrouver notre rythme d’avant ».


Selon Parise (2020) la période de confinement, en s’installant dans la durée, revêt une fonction de « temps de la cérémonie » ou « temps du collectif »: en donnant un accès à un «temps long » en opposition à la « temporalité de l’immédiateté » qui caractérise nos sociétés, le confinement ouvre la porte à un questionnement sur nos valeurs et aspirations profondes, notre façon de faire société et de consommer. Ainsi, 42% des personnes interrogées dans l’étude de Parise envisagent un changement de vie après la crise.

En effet, selon Boutinet (2010) « Des transitions imposées non anticipées sont porteuses de crises existentielles. L’adulte transitionnel va alors se trouver mis en dépendance d’elles et donc vulnérabilisé : une mise au chômage non prévue, une brusque séparation conjugale non envisagée, un deuil accidentel, l’avènement d’une maladie gravissime que rien ne laissait présager… D’où la nécessité pour cet adulte d’anticiper de possibles ou souhaitables transitions, notamment à travers l’une ou l’autre variante de projet, qu’il s’agisse d’un projet de mobilité personnelle, familiale ou professionnelle ».


Pour autant, comme le sont les bonnes résolutions à la St Sylvestre, ces aspirations risquent de laisser place à une certaine désillusion lorsqu’elles seront à nouveau confrontées au «monde réel » comme l’illustre ce verbatim récolté par Parise lors d’un entretien : « J’aimerais que tout change, mais je doute de la capacité de l’être humain à vraiment se remettre en question lorsqu’il va retrouver son quotidien et sa vie de tous les jours ».

« Certes, concède Sam, mais ça ne te fait pas plaisir de retrouver l’ambiance avec les collègues ? De sortir de la maison ? ». Jo doit bien l’admettre : parler « en vrai » avec d’autres êtres humains, retrouver une certaine liberté en dehors du foyer a de sérieux attraits…mais fini par répondre : « Ca ne t’inquiète pas cette mise en place des gestes barrières au travail ? Comment êtres sûrs que les consignes de sécurités soient respectées par tous ? Je sais bien qu’il faut y aller, mais j’ai l’impression de devoir choisir entre ma santé et mon salaire ».


Récemment une personne m’expliquait ses craintes de la sorte : « Je pense que mon employeur ne va pas respecter les dispositifs pour la mise en place des gestes barrières, je crains pour ma famille car il y a des personnes à risque dans mon entourage. Mais pour autant je n’ai pas le choix d’y retourner ou pas car je connais mon patron et je sais qu’il peut ruiner ma carrière.» C’est ce que Pezé (2020) qualifie de « double injonction paradoxale : devoir travailler pour vivre et par là même risquer sa vie ».

L’injonction paradoxale est une expression qui contient une contradiction formée de deux demandes qui s’opposent ou encore de deux obligations contradictoires (Bourocher, 2019). Si certaines peuvent prêter à sourire du type « Faites ce que je vous dis et vous serez les maîtres de vos vies », les injonctions paradoxales insidieuses du quotidien sont génératrices de stress, d’angoisse, de culpabilité (car il est par définition impossible de répondre aux deux injonctions) et de peur (liée aux éventuelles sanctions qui s’en suivront).

Bourocher donne des pistes comme par exemple diviser l’injonction paradoxale en deux. Ainsi « Produisez le même niveau de production en respectant un nouveau protocole plus contraignant » peut être scindé en « Produisez le même niveau de production » ou « Respectez les nouvelles contraintes du protocole », cette solution est tout de même porteuse de frustration car elle ne permet pas de répondre pleinement à la demande et impose parfois de mettre de côté ses valeurs professionnelles (en produisant un travail de moins bonne qualité par exemple).

Autres pistes proposées par l’auteure : sortir de l’injonction en pointant la contradiction qu’elle contient ou prendre son interlocuteur au pied de la lettre, mais cela peut aussi être perçu comme une provocation. Ainsi Bourocher résume que, pour un individu, faire face à l’injonction revient finalement à « braver l’autorité de son interlocuteur dont il est totalement dépendant affectivement (parents) ou financièrement (employeur) ».

Finalement Sam n’a plus envie de déboucher sa bouteille et se dirige vers la bouilloire pour se faire une bonne tisane « Au final ça n’est peut-être pas normal de se réjouir, tu as sans doute raison… »… « Ha non ! » enchaîne Jo « tu n’as pas le droit de me voler ma déprime ! Bien sûr que tu as le droit de voir le côté positif des choses, c’est évident que nous ne pouvons pas tous vivre les choses de la même façon! »

Comme il existe une multitude de façon d’avoir vécu ce confinement, nous n’entamons pas la période de déconfinement avec les mêmes « bagages ». Le sondage OpinionWay (réalisé pour Emprunte Humaine) diffusé en avril dernier indique que 44% des salariés français présentent une détresse psychologique, dans le même temps l’étude de Parise indique qu’une grande majorité des sondés estimaient bien vivre le confinement.

Il est donc primordial d’étudier les chiffres de près et d’en tenir compte dans les politiques RH à mettre en œuvre en entreprise en terme de soutien et de prévention, tout en se gardant de généraliser la souffrance psychologique à l’ensemble des salariés. Une personne, après avoir écouté une émission de radio où des auditeurs témoignaient de leurs inquiétudes, m’a demandée si c’était la « norme » d’appréhender la reprise car, elle qui se sentait sereine avant l'écoute, et en venait à douter de sa normalité !

« Allez Sam, suis mes conseils, n’écoute que toi* et débouche les bulles ! » conclue Jo.

Après la période de confinement nous abordons une nouvelle période inédite pour tous. Chacun va l’appréhender avec ce qu’il est, ses forces et ses points de vigilance. Si toutefois vous vous sentez en difficulté pour bien vivre le déconfinement ou si votre entourage vous semble tendu à ce sujet n’hésitez pas à entamer le dialogue, au besoin des professionnels de santé peuvent également vous accompagner.


*avez-vous remarqué l’injonction paradoxale ?

Références :


- BOUROCHER, J. (2019), « Injonction paradoxale », in VANDEVELDE-ROUGALE, A & al Dictionnaire de sociologie clinique, p 365-367

- BOUTINET, J-P. (2010), « Turbulences autour des temporalités liées aux âges de la vie adulte », Le Télémaque n°37, p. 61-70

- PARISE F : https://anthropologieduconfinement.com/ consulté le 12/05/2020

- PARISE, F. (2020), « La gestion de l’attente : anthropologie du confinement », Madame l’anthropologue, ép 3 saison 1, podcast du 16/04/20 https://shows.acast.com/madame-lanthropologue/episodes/confinement-anthropologie


Photo : Saulo Mohana

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