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Témoignage d'un Brown Out et perspectives

Dernière mise à jour : 7 avr. 2020

Témoignage recueilli auprès d'une personne accompagnée par Kaléis qui a ressenti le besoin de mettre son parcours par écrit et a accepté de le partager. MERCI.


"J’ai un métier que j’aime, je ne suis pas bien payée vu mon niveau d’étude mais j’ai la fierté de faire quelque chose d’utile, qui a du sens : j’accompagne des personnes en grande fragilité. Je me retrouve pleinement dans cette phrase de Confucius « Fais un métier que tu aimes et tu ne travailleras jamais de ta vie ».

Cette période d’épanouissement professionnel se prolonge sur environ 4 années au cours desquelles je deviens maman, un bel équilibre tant sur le plan personnel que professionnel.


Puis, petit à petit, de nouvelles instructions nous sont données : de plus en plus d’objectifs à atteindre, de paperasse administrative, moins de temps à passer avec les usagers, des simulacres de réunions de concertation où il nous est juste demandé d’approuver des décisions déjà prises par nos supérieurs hiérarchiques, mêmes si elles ne me semblent pas avoir de sens. Mais j’ai de la chance : mon métier a du sens, j’aide des gens, je suis à temps plein et mes horaires me permettent de m’occuper de mes enfants.


Les jours s’enchaînent et les nouvelles directives aussi, pouvant se contredire d’un jour à l’autre sans autre explication que « C’est comme ça, tu appliques c’est tout ! ». L’incompréhension des stratégies que l’on me demande d’appliquer s’accroît, je les interroge en réunion et j’ai pour réponse « Mais arrêtes de réfléchir ! », « tu réfléchis trop »… Mes collègues avec qui je m’entends si bien ne réagissent pas, c’est certainement que le problème vient de moi ; et puis j’ai de la chance : mon métier a du sens, j’aide des gens, je suis à temps plein et mes horaires me permettent de m’occuper de mes enfants.


En face de moi toujours des usagers en souffrance, moins de solutions à leur apporter mais des espoirs à leur donner, je commence à me percevoir comme maltraitante mais j’ai de la chance : mon métier retrouvera du sens, j’aide des gens quand je le peux, je suis à temps plein et mes horaires me permettent de m’occuper de mes enfants.


Mes nuits sont visitées par des rêves inspirées de mes journées de travail, je suis de plus en plus fatiguée mais cela doit être lié à mes enfants en bas âge. Mon médecin traitant, la première, relève des signaux je lui réponds simplement : « Effectivement mon travail n’est plus très épanouissant mais j’ai de la chance : mes horaires me permettent de m’occuper de mes enfants », elle demandera en retour si c’est bien suffisant…


Je suis de plus en plus irritable à la maison, ma patience diminue. Lors de soirée avec des amis, alors que tout va bien et que l’ambiance est légère, je sens une boule se former instantanément dans ma gorge et les larmes monter dès qu’on me poste la question anodine « et toi comment ça va au travail ? » Vite changeons de sujet.


La qualité de ma vie privée est impactée, j’ai toujours des horaires qui me permettent de m’occuper de mes enfants mais je n’ai plus ni l’énergie ni la patience d’être une maman pleinement disponible.


Et puis cette énième réunion, cette responsable hiérarchique qui assène des propos péjoratifs sur les personnes que j’accompagne en attendant que nous acquiesçons … et la révolte. Toute ma frustration et la violence que je retiens s’expriment, les mots sortent et je vomis tout le mépris que je ressens pour cette personne, pour l’institution, pour la maltraitance qu’elle provoque. Silence dans la salle. Une pause est déclarée. On me conseille de rentrer me reposer. Je retourne voir mon médecin traitant et m’effondre, elle me dira juste avec un sourire « Les horaires ça ne suffit pas finalement ». 1 mois d’arrêt pour me reposer, prendre ma décision de quitter ce poste qui me ronge.


De retour au travail, je fais face grâce au soutien bienveillant de mes collègues et mon intime conviction que je partirai bientôt. Effectivement une opportunité de signer une rupture conventionnelle se présente, je me souviens de ce jour où j’ai eu mon 1er entretien pour faire cette demande de rupture, de la boule au ventre qui croissait à mesure que je m’approchais du bureau jusqu’à me sentir prise de vertige… mais je ne pleurerai pas, je ne veux pas m’apitoyer sur mon sort.


La rupture conventionnelle signée je me sens respirer. Je prends du temps pour me ressourcer, j’ai un entourage bienveillant qui m’aide à passer ce cap, je fais de nouveaux projets mais je ne sais pourquoi il y’a toujours une ombre au tableau, un sentiment de ne pas être à ma place. Et puis, 1 an et demi après, lors de la lecture d’un livre ce que j’ai vécu m’apparait de façon limpide… je le disais de façon légère mais aujourd’hui j’en prends vraiment conscience : j’ai vécu un Brown Out et je commence tout juste à en sortir.


Forte de cette prise de conscience je peux mettre des mots sur mon mal être et reprendre le dessus, je retrouve de la cohérence et mes projets reprennent vie… Je me sens allégée d’un poids et prête à aller de l’avant ! J'ai identifié mes points de fragilité et de force; je compte bien me servir de cette expérience comme d'un tremplin! J'ai longtemps cru que le problème venait de moi et que je n'étais pas apte à travailler dans ce secteur d'activité, j'ai douté de mes compétences. En prenant du recul je m'aperçois que ce ne sont pas mes compétences mais mes valeurs qui étaient heurtées. J'ai cru devoir complètement changer de secteur d'activité pour me protéger, en réalité je veux continuer de travailler auprès de ce public : il me faut juste trouver la bonne distance avec les institutions".


Eléments d'analyse de ce témoignage:

La construction de ce texte met en lumière une ritournelle permettant de rationaliser la situation : "j’ai de la chance : mon métier a du sens, j’aide des gens, je suis à temps plein et mes horaires me permettent de m’occuper de mes enfants". Cependant, ce mécanisme de protection perd en consistance à mesure que les éléments de dissonance cognitive, eux, croissent.

La dissonance cognitive est vécue d'autant plus intensément que ce métier repose sur un engagement fort, une volonté forte de pouvoir "agir sur" le système pour améliorer la situation des personnes accompagnées, voire une sorte de militantisme.

Une des pistes de travail à explorer ensemble sera d'identifier la raison de ce fort investissement dans cette cause afin de pouvoir rationnaliser les faits en cas de futurs point de tension avec le cadre professionnel. Nous travaillerons également sur la capacité d'action : sur quoi puis-je vraiment agir? Quels sont les éléments pour lesquels je ne peux rien faire et comment m'en accommoder? Identifier les facteurs de risques pour savoir s'en protéger. 



Photo: Steve Bartells



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